Dans la cour du cloître, des carrés de pelouse bordés de fleurs roses. Au centre, un arbre haut qui dépasse les murs à l’enduit presque rose aussi des bâtiments.
San Marco a gardé sa sobriété et son calme de couvent, lieu à l’écart, pour la réflexion, pour questionner ces rapports intimes de soi-même et du monde. Fra Angelico a tant peint ici qu’on en a fait un musée, où l’on a rassemblé une part de ses œuvres venues d’ailleurs. Et c’est par elles qu’on commence le parcours, presque un trop plein d’images, même si les unes et les autres sont bouleversantes de tension religieuse – on dit de ce peintre qu’il faisait sa prière avant de se mettre à peindre, chaque fois.
C’est quand on arrive à l’étage que tout se transforme. En haut de l’escalier, une Annonciation surgit de la nudité des murs. Et ce qui frappe, dans ce dialogue entre l’ange et la Vierge à l’abri sous les arcades, c’est la réalité intense, évidente, de la scène, mais une réalité comme transposée dans une essence spirituelle qui échapperait à elle-même. L’image ici force en quelque sorte le regard vers l’intérieur, vers la question en nous de ce qui nous dépasse.
Dès lors, le corps est préparé à la suite, qui est le parcours une à une des cellules des moines, avec une scène peinte à fresque dans chacune, autant d’épisodes de l’histoire du Christ. C’est en 1438 que la construction commence de ce couvent des Dominicains, et ces images dans les cellules sont faites pour les moines qui dorment, prient et méditent dans ce maigre espace. Ils y voient par une petite fenêtre l’extérieur du monde, et, à côté, cette fenêtre peinte, écho de l’ancien récit qui fonde leur croyance, dont la courbure suit la voûte réelle. Ici se joue la foi de ces gens, chacun devant une image, toujours présente devant eux des années durant, toujours inépuisable dans le mouvement du regard à quêter en elle bien plus que ce que les mots du récit peuvent apporter, toujours obsédante dans ce qu’elle ne révèle pas.
Nous voici donc dans la première cellule, à l’entrée de l’étage. À gauche de la lucarne sur le monde, cette image – tapis végétal, quelques arbres, une palissade, à gauche une porte dans ce qui tient peut-être d’un abri rocheux, signes qui créent comme un réel d’ailleurs, distant des personnages. C’est d’abord la femme inondée de lumière qui émeut, qui nous porte – l’élégance et le mouvement des plis, le rouge de la robe, et la stupeur incertaine de son visage. Et puis l’homme en blanc, dont on dirait qu’il danse avec elle, les pieds croisés. Leurs vêtements font sur le tapis d’herbe une corolle, un mouvement dont on cherche l’origine.
Lisons le récit qui décrit ce qui est peint. “ Marie-Madeleine se tenait au plus près du tombeau. Tout en pleurs, elle se penche dans le tombeau. Et elle voit deux anges en blanc, assis, l’un à la tête et l’autre aux pieds, où avait été le corps de Jésus. Ils lui disent : Femme, pourquoi pleures-tu ? Elle leur dit : Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis. Sur ces mots, elle se retourne. Et elle voit Jésus qui était là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Elle pense que c’est le jardinier et elle lui dit : Seigneur, si tu l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai. Jésus lui dit : Marie ! Elle se retourne et lui dit en hébreu : Rabbouni ! (c’est-à-dire maître). Jésus lui dit : Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père1... ”
Voilà, c’est un homme vivant après sa mort que la femme finit par reconnaître, et c’est pourtant un jardinier, la houe sur l’épaule. La femme tend les mains, elle voudrait toucher, perdue entre le doute et l’évidence de son regard. Les mains s’approchent, mais il reste le vide dans la continuité du monde, l’homme n’est que le signe tangible de l’invisible – est-ce la foi ou le regard qui le rend si réel, si lui-même ? – les chairs ne se rencontrent pas, seule la lumière inonde la robe rouge, ce rouge qui est aussi celui des fleurs au sol et des marques des clous aux pieds de l’homme. Qu’est-ce qui se joue, dans la peinture, entre ces deux visages, ces deux regards, comme un amour éperdu de cette exigence surhumaine de voir l’invisible, de reconnaître l’absolue primauté du vivant, malgré les traces du sang répandues ?
L’image suit à la lettre le réel des mots, mais rien n’est réel en elle, la femme et l’homme et leur décor sont des chemins de réflexion. L’image cherche autrement que les mots la précarité du mystère, ou si l’on veut la béance de la foi. L’image rend perceptible la dimension cachée du visible.
Cette scène a été peinte vers 1440. Fra Angelico, le frère Ange qui s’appelait à l’origine Guido di Piero, est né vers 1400 et s’est formé très tôt à la peinture dans un atelier de Florence, avant d’entrer chez les Dominicains, passé l’âge de vingt ans. Maîtrise très singulière des couleurs, de la mise en scène de l’espace, d’une sorte de réel de l’illusion… Mais, bien plus que ces qualités et d’autres réunies, son art creuse, à travers des images éthérées, limpides, au plus profond des interrogations humaines.
1 Évangile de Jean, VIII, 11-17.
En septembre 2014
Écriture 8 mai 2022
Sources bibliographiques :
• Magnolia Scudieri, Les fresques de Fra Angelico à San Marco, Giunti, 2010, p. 46-49
• Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Champs Flammarion, 1995, p. 28-32 et 280-281