Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Voussure du portail
Foussais
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

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Les livres qu’on lit se répondent, lancent parfois les uns vers les autres des passerelles. Heureuse coïncidence des lectures.

Nous allons picorer dans deux ouvrages : (1) S’acheter une vie de Zygmunt Bauman et (2) La fin des choses de Byung-Chul Han.
Zygmunt Bauman (1925-2017) naît et vit en Pologne la première partie de sa vie, avant de rejoindre l’Angleterre après 1968. Sociologue et philosophe, il invente le concept de “ société liquide ”, période récente de liquéfaction selon lui des états et institutions chargés d’organiser les sociétés.
Byung-Chul Han (né en 1959) en Corée du Sud travaille d’abord en métallurgie, avant d’émigrer en Allemagne pour y étudier la philosophie, la littérature et la théologie. Il est professeur à l’université des arts de Berlin et s’est intéressé notamment aux effets sociaux de la numérisation.

S’acheter une vie (le titre original est Consuming Life) cela veut dire que la vie s’achète :

“ Dans la société des consommateurs, personne ne peut devenir sujet sans s’être changé au préalable en marchandise. Et aucun sujet ne peut rester sujet sans perpétuellement réanimer, ressusciter et acquérir les capacités requises d’une marchandise commercialisable. […] Le trait le plus saillant de la société des consommateurs – malgré tous les soins qu’on met à le dissimuler – est la transformation des consommateurs en marchandises ; ou plutôt leur dissolution dans l’océan des marchandises. ” (1 → p. 22-23)

Bauman revient plusieurs fois à cette idée, qui vaut bien sûr pour les activités professionnelles, mais bien au-delà, puisque la société cherche à vendre la totalité du monde, matériaux, produits fabriqués, mais aussi paysages et les êtres eux-mêmes, leurs activités, leurs images, leurs paroles… :

“ Le but crucial – voire décisif – de la consommation dans la société des consommateurs […] n’est pas dans la satisfaction des besoins, des désirs et des manques, mais la marchandisation ou la re-marchandisation du consommateur. ” (1 → p. 77)

Parmi les nombreuses conséquences, il y a l’impact sur la conscience du temps. La mode, depuis le XIXe siècle, nous a habitués à cette dégradation de “ la durée pour exalter l’éphémère ” (1 → p. 113). Désormais, le système sociétal :

“ raccourcit en outre radicalement l’espérance de vie du désir, ainsi que la distance temporelle séparant le désir de sa satisfaction, et la satisfaction de la mise au rebut. ” (1 → p. 113-114)

Autre conséquence, l’insatisfaction organisée, sous des dehors de vouloir satisfaire tous les désirs :

“ Pour un type de société qui proclame la satisfaction du consommateur comme son unique motivation et son but suprême, un consommateur satisfait n’est ni une motivation ni un but, mais la plus terrifiante des menaces. ” (1 → p. 128)

Après bien d’autres, Zygmunt Bauman pointe ainsi la perversité de la mode :

“ Le maquillage beige, signe d’audace la saison dernière, n’est plus aujourd’hui non seulement qu’un coloris en train de passer de mode mais encore un coloris terne et disgracieux, et en outre un stigmate honteux et une marque d’ignorance, d’indolence, d’incompétence ou d’infériorité complète. ” (1 → p. 130)

Au total, l’auteur donne à voir la douceur terrifiante d’un monde où le moteur économique s’est instillé partout, dépouillant l’humain de ce qu’on croyait naguère être constitutif de son humanité : la relation à autrui, la conscience, la mémoire et le temps…

Dans le petit livre de Byung-Chul Han, on retrouve la même analyse implacable, colorée différemment :

“ Le capitalisme de l’information représente une forme encore plus aiguisée de capitalisme. Contrairement au capitalisme industriel, il transforme aussi l’immatériel en marchandise. La vie elle-même devient une marchandise. […] Les affections humaines sont remplacées par des évaluations ou des likes et l’on ne fait plus, pour l’essentiel, que compter ses amis. […] La différence entre culture et commerce disparaît à vue d’œil. Les lieux culturels s’établissent en tant que marques lucratives. ” (2 → p. 31)

Le numérique distend les relations, les réduit au niveau des outils, des procédures, les perturbe terriblement :

“ Nous sommes aujourd’hui connectés partout sans être pourtant reliés les uns aux autres. […] La communication numérique abolit le vis-à-vis personnel, le visage, le regard, la présence physique. Elle accélère ainsi la disparition de l’autre. ” (2 → p. 83)

Dans un chapitre consacré à “ l’oubli de la chose dans l’art ”, il affirme que “ le poète est dépourvu d’idées ” (2 → p. 95), qu’il tisse des mots pour composer un corps, sans signification préalable, et que le poème déborde de significations multiples. Il est une présence, une magie secrète liée au bonheur des mots, plus qu’une réponse à des questions. Et l’auteur de fustiger l’art contemporain :

“ Ce qu’il y a de problématique dans l’art actuel, c’est qu’il tend à véhiculer une opinion préconçue, une conviction morale ou politique, c’est-à-dire à transmettre des informations. La conception précède l’exécution. L’art se dégrade ainsi au rang d’illustration. ” (2 → p. 98)

On n’est pas si éloigné de Bauman, car ce faisant, l’art évacue ce qui naît du dialogue avec le monde autrement que par le concept ou la pensée déjà formulée, qui déjà cherchent à se vendre.
À propos des “ choses du cœur ” , Byung-Chul Han pointe lui aussi la disparition de la relation à l’autre, en citant le renard du Petit Prince de Saint-Exupéry :

“ Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. ” (2 → p. 112)

Et il ajoute :

“ Aujourd’hui, Saint-Exupéry pourrait affirmer qu’il existe aussi des boutiques où l’on achète des amis, des boutiques qui porteraient des noms comme Facebook ou Tinder. ” (ibid.)

Mais les amis numériques, on l’a vu, on ne fait le plus souvent que les compter. Et c’est justement leur nombre seul qui importe, qui vous valorise comme agent de l’univers marchand.
On pourrait picorer encore, et continuer de s’indigner. Et aussi s’inquiéter du faible poids de ces penseurs qui éclairent et dénoncent, face aux puissances médiatiques et économiques. Peut-être finalement que l’espoir se terre dans le silence, dans les visages qui s’échangent encore à l’abri, à l’écart, dans cette certitude aussi que la planète, bientôt, cessera de pourvoir à l’insatiable soif des marchands.

(1) Zygmunt Bauman, S’acheter une vie, Éditions Jacqueline Chambon, 2008

(2) Byung-Chul Han, La fin des choses, Actes Sud, 2022

Écriture le 17/09/22

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