Arriver ici, c’est traverser les montagnes, ou remonter la vallée de l’Aude si longuement – désert d’arbres et de roches – qu’en atteignant les hauteurs c’est comme une libération.
Arriver ici, c’est se laisser aller dans un vaste berceau d’altitude. La Cerdagne est plus qu’une vallée, moins qu’une plaine ou un plateau, une vaste conque où tout autour les montagnes veillent. Sauf du côté de l’Espagne, là où les eaux du Sègre s’en vont de France, et où elle s’ouvre et s’abaisse, bordée au sud par l’immense muraille de la Serra del Cadi.
Car ces terres – les trente-trois villages de Cerdagne – furent espagnoles jusqu’au milieu du XVIIe siècle, quand Mazarin signa pour Louis XIV le Traité des Pyrénées, qui affermissait l’emprise géographique de la France. Livia fit valoir son statut de petite ville, elle resta espagnole, enclave encore aujourd’hui à quelques kilomètres de la frontière. Nous sommes en France donc, mais on entend souvent le catalan dans les rues des villages, la crête sud des Pyrénées fait la frontière, mais l’on se sent un peu ailleurs, entre terre et ciel, dans une évidence de l’air et des paysages que le corps touche au plus près.
Nous étions venus ici plusieurs fois il y a une trentaine d’années. Rien n’a vraiment changé. À Saillagouse, le charcutier régional a traversé la rue et s’est agrandi. Dans les villages, comme à Palau ou à Err où nous avons pris gîte cette fois-ci, quelques avenues nouvelles bordées de maisons récentes. Sur les pentes des montagnes, parfois, de grandes trouées que des remontées mécaniques sillonnent et où les canons à neige luttent, dérisoires, contre les bouleversements du climat.
Mais quand on se promène, c’est le même bonheur des simples églises romanes, posées au bord des villages, comme à Llo, où les pierres sculptées, parfois sommairement, captent le soleil comme nulle part ailleurs. Ce sont les mêmes jeux de l’ombre et de la lumière, dans les ruelles qui font les refuges de la fraîcheur, avant que n’éclatent les orages de l’après-midi.
Et quand on marche tout le jour, à remonter la vallée d’Eyne ou un peu plus loin au pied du Carlit, en cette saison de fin de printemps, les fleurs rouges en multitude des rhododendrons, ou plus haut le bleu des gentianes, petites et grandes, tout ce dans quoi le regard s’immerge, reste indicible, tant l’expérience du paysage façonne, vous porte ailleurs, là où le corps et l’espace s’unissent. Là où soi-même on s’imagine fusionner avec la terre et tout ce qui la peuple.
On pourrait croire que c’est comme partout dans les montagnes. Mais ici, au fur et à mesure des montées, ce que le pays laisse voir de lui-même, c’est ce berceau immense mais encore à portée d’une seule étreinte du regard d’un versant à l’autre. Le sentiment d’un accueil doux de la planète à nos rêves, à nos espoirs. Et cela transfigure les faces sombres des temps, de croire un instant à la tendresse des villages et des étendues que les hommes près d’eux ont façonnées.
En juin 2022
Écriture le 30/09/22