Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Voussure du portail
Foussais
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

L’esprit malin du capitalisme

Dans ce titre du livre de Pierre-Yves Gomez, il y a le mot malin, à comprendre à la fois comme indice du diable qui divise et dissout, et comme ruse et intelligence pour s’imposer.

L’auteur est économiste, mais ce livre dont la lecture est éclairante concerne notre avenir commun bien plus que l’économie seule. Ou plutôt il décrit en quoi l’économie a pris tous les pouvoirs sur nos vies et, ce faisant, créé les conditions d’un désastre collectif. Aidé de citations, je vais tenter de suivre le livre chapitre après chapitre. Pour inciter à le lire.

Le prologue cite une conversation entre amis au sujet de l’avenir de la planète, où tous s’accordent à dire que c’en est l’homme le prédateur, depuis toujours. Tous, sauf l’auteur, qui pointe que “ on préfère expliquer par le destin de l’homme incorrigible les désastres que le système économique produit, plutôt que de remettre en question le confort qu’il nous offre ” (→ p. 8-9). Les hommes ne pillent pas la planète depuis toujours, mais depuis peu de temps, et parce que le système, que l’auteur nomme le capitalisme spéculatif, les y encourage.

L’entreprise-tableur

Dans un chapitre intitulé Métamorphose de l’entreprise en tableur, Pierre-Yves Gomez expose un double mouvement :

“ 1) une concentration de la puissance économique qui se réduit à quelques places financières (une dizaine sont significatives dans le monde) et quelques entreprises géantes (un millier à peine en 2020) […] 2) une spéculation généralisée qui empêche de fixer les acteurs dans des routines stables ” → p. 33

Ce mouvement de financiarisation inverse l’ancienne logique :

“ Au lieu que la finance soit au service de la production des entreprises, c’est l’inverse qui se produit : l’activité de l’entreprise est tirée par les attentes de la finance. ” → p. 33

Dès lors, il faut tout chiffrer des activités de production, mais aussi de tout le contexte : l’entreprise crée son double, un immense tableur :

“ Les systèmes d’information ne se contentent pas d’extraire des données. Ils deviennent inévitablement des systèmes de paramétrage, des prescriptions d’objectifs et de contrôle des activités. ” → p. 35

Et tout le travail se met au service des chiffres et des objectifs. L’entreprise devient un “ labyrinthe d’informations, transparent, performant, implacable ” → p. 38. L’entreprise, mais aussi bien l’école, l’hôpital, et bien des organisations publiques.

Marchands et technocratie

“ Pendant des siècles, dans l’économie précapitaliste, la production était autoconsommée dans des communautés fermées (villages, cités) ; le juste prix des choses était établi selon les relations entre les personnes, les hiérarchies sociales, les valeurs morales et le sentiment commun de l’ordre juste ” → p. 46

Tout ceci est bien entendu terminé. Depuis longtemps, les marchands, “ qui transforment des objets en marchandises ” (→ p. 47), ont rationalisé la valeur des choses, puis, plus récemment, ont transformé le capital en marchandise : “ ils ont établi que la valeur d’une entreprise dépend de l’évaluation qu’ils en feraient ” → p. 49. Et cette évaluation est mise en œuvre par une pléiade d’acteurs technocratiques qui en ont le monopole.

“ Leur pouvoir consiste à décider quelle information sur l’entreprise, le travail ou la production doit être utilisée et laquelle doit être négligée. ” → p. 62

Spéculation

“ La spéculation se généralise comme moyen de conduire l’économie lorsque : 1) les choix économiques sont orientés par les promesses de résultats futurs ; 2) ces promesses affirment qu’on fabrique un avenir révolutionnaire qui rompt avec le passé […], la richesse future souscrira à des lois résolument nouvelles qu’on ne connaît pas encore aujourd’hui ; 3) une telle métamorphose économique conduira à une prospérité qui absorbera les dettes consenties pour la réaliser. ” → p. 68

C’est parce que l’avenir va être radieux qu’on pourra liquider les dettes actuelles. Tout repose sur cette croyance qui doit être partagée :

“ Chaque spéculateur pense que les autres pensent que les promesses de valorisation seront tenues (même si lui-même est dubitatif). ” → p. 70

On est ainsi passé d’un capitalisme d’accumulation du capital qui permettait de financer des projets d’aujourd’hui pour accroître les profits de demain, au capitalisme spéculatif basé sur des promesses d’un monde différent et meilleur, sur la mise en compétition de ces promesses, et sur le fait que rembourser la dette n’est pas une priorité, car la valorisation boursière de l’entreprise suffit à rassurer. Et comme le risque de ruine type château de cartes augmente, chacun s’ingénie à croire à un avenir radieux de croissance, comme à une sorte de bouée de sauvetage.

Narcisse

Ces profonds bouleversements ne touchent pas que le monde des affaires. À partir des années 1980, on s’est mis à parler de capital technique, de capital humain, de capital de santé…

“ C’est pourquoi, dans tous les domaines de la vie sociale, les ratios, les notations et les classements se sont mis à proliférer à leur tour : sont désormais notés et classés, les hôpitaux et les écoles, les performances amoureuses et les restaurants, les émissions de divertissement et le personnel politique, etc. ” → p. 103

Comme si le seul modèle d’appréhension du réel n’était désormais que celui du tableur. Et du coup chacun n’existe qu’à travers son propre capital qui “ est, plus que jamais la clé de l’autonomie et du pouvoir d’agir ” → p. 107. Et ceci, au plan financier, mais aussi culturel et social. D’où l’individualisme radical en miroir chiffré de soi-même, mais à l’aune des autres. Le désir mimétique revendiqué inverse l’ancienne règle religieuse :

“ Tu convoiteras le profit de ton prochain, tu désireras ses investissements, ses innovations, ses performances, ses réussites, ses jouissances, ses talents, tu voudras être à sa place, dans le futur, tu saisiras plus vite que lui les opportunités qui t’attendent. Tu tâcheras de faire mieux que lui, qui tâchera de faire mieux que toi, et que tous les autres. Tu consommeras davantage que lui, qui consommera davantage que toi. Une telle société peut-elle durer ? ” → p. 110-111

Bien sûr, le système peut tomber en panne. L’auteur analyse en détail les crises, et comment “ l’élite rejoue et gagne ” dans une fuite en avant toujours accentuée, notamment vers le mirage du numérique.

Numérique

“ Grâce à l’accumulation d’énormes quantités d’information sur les clients, sur les fournisseurs ou sur les salariés, on pourra anticiper leurs attentes en projetant les données du passé sur l’avenir. ” → p. 150

Et ceci à échelle individuelle : l’usager “ a l’illusion que l’algorithme de traitement de données sait mieux que lui-même ce qui est bon pour lui ” → p. 151. Cette évolution confine à l’enfermement, tant la faussement nommée intelligence artificielle ne sait s’appuyer que sur le passé et ne connaît pas la créativité. Mais dans ce gigantesque aspirateur à données personnelles, chacun produit des informations en naviguant et en achetant : le capitalisme en miettes (au sens où chacun peut s’en approprier des bribes) fait florès de réseaux sociaux et d’influenceurs.

 

Changement radical du vivre ensemble, le capitalisme spéculatif bouleverse l’appréhension du monde : “ vouloir maîtriser le sens de ce que nous réalisons aujourd’hui, c’est garder nos pieds collés au monde ancien, accumulatif et lent ” → p. 215. Bien plus, l’esprit nouveau sape cet ancien monde, il déteste les communautés traditionnelles, incompatibles pour lui avec l’émancipation individuelle :

“ familles, syndicats, cercles patronaux, artisans compagnons, religieux de tous bords, tout ce qui traduit l’attachement à un groupe suffisamment stable pour définir des “ valeurs ” communes et déterminer, en se fiant à elles, les comportements des individus qui en sont membres. ” → p.216

Les seules communautés qu’il accepte sont celles, souvent virtuelles, liées aux pratiques, aux goûts ou aux techniques comme les forums de discussion. Version spectaculaire de ces communautés, celle où l’émotion rassemble spontanément :

“ elle bouleverse les foules : mort d’un chanteur célèbre ; attentat contre des journalistes ; incendie d’un édifice prestigieux ; exploit sportif d’une équipe nationale, etc. L’événement fusionne une multitude d’individus dans une émotion partagée, amplifiée par les médias ; ils “ communient ” soudainement... ” → p. 226

Mais une telle communauté, pour énorme qu’elle soit, “ enfle comme une bulle ” et se dissout vite, dès l’émotion en allée. Et l’on comprend pourquoi tout processus révolutionnaire ou profondément réformateur semble voué à l’échec, des printemps arabes aux gilets jaunes : l’émotion soulève mais n’organise pas ni ne se prolonge.

Quelques autres aspects de ce livre seraient à mettre en évidence, qui n’allégeraient en rien ce bilan terrifiant. Il faut lire le livre, pour éclaircir notre regard et cheminer, peut-être plus lucide.

L’esprit malin du capitalisme, Pierre-Yves Gomez, Desclée de Brouwer, 2019

Écriture le 03/01/23

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