C’est un homme qui revit les pans de sa vie, des premiers émois amoureux au collège quand il découvre le théâtre, à l’employé de banque qu’il est devenu, sans le vouloir vraiment, et dont les gestes tout le jour longent l’absurdité.
C’est un homme qui révèle l’absurdité du monde, mais avec tant de tendresse qu’on rêverait de lui pardonner, à ce monde au bord de la catastrophe.
C’est au théâtre1. Et l’on sait bien qu’on y raconte des histoires, qu’on y tisse des images, que tout cela devient sur la scène sans doute plus vrai que le réel, plus aigu que dans le fil du temps des vies. Jérôme Berthelot, qui a écrit le spectacle qu’il joue devant nous, fut-il dans sa prime jeunesse ce personnage du Bourgeois Gentilhomme, qui tombe en fascination amoureuse de cette frêle jeune fille qui joue Dorimène, la marquise, et qui le regarde faire le valet Covielle depuis les coulisses, au lieu de s’en aller, comme les autres élèves acteurs, manger des Pépito dehors ? Fut-il, plus tard, ce personnage qui tente de vendre des crêpes bretonnes, sur la plage de Malo-les-bains, dans ce pays des frites près de la frontière belge, et qui fait exploser l’œuf posé par mégarde dans son four à micro-ondes ? Fut-il enfin – mais l’on pourrait citer bien d’autres scènes – celui recruté presque par mégarde aussi, par une grande banque comme agent d’accueil, témoin privilégié de la financiarisation du monde, de l’assèchement des relations entre collègues, voire du mépris du public qu’on accueille ?
Jérôme est seul sur scène, mais tous les personnages qu’il incarne deviennent tellement vivants, il les aime tous tellement, y compris l’horrible directeur de la banque, que cette vie récréée devant nous, plus vraie que la vraie, nous l’acceptons avec bonheur. Magie du talent et de l’humour, où la lucidité coupante d’un parcours de vie au sein des inventions des hommes, laisse place à une sorte de transfiguration, où pointe une humanité fragile et tendre, frémissante et presque heureuse malgré tout, et où les sourires tentent de neutraliser la détresse.
“ Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes ” écrivait naguère le grand poète Nazim Hikmet. On pourrait dire aussi plus lumineux, plus affinés. La vie va dans la longueur des jours, ce qu’on écrit et ce qu’on joue sur la scène combine des multiplicités d’instants plus denses et brillants que les autres, formant comme un noyau compact, fulgurant, qui révèle ce qu’il y a derrière les mots et les paroles. Le théâtre ainsi, comme le poème, cristallise, rend perceptibles, touchables, non seulement les émotions qui nous étreignent, mais tout le vivant montré comme épuré. Jérôme se met en scène, peu importe ce qu’il fut vraiment au travers des longues arcanes de la vie. Vraiment ? Rien n’est plus vivant, et donc empreint de réalité, que cette quête de moments plus absolus. Révéler, dévoiler, ce dont nous avons tant besoin aujourd’hui.
1 À propos du spectacle “ La pureté vénéneuse d’une cigarette menthol ”, de et par Jérôme Berthelot, vu pour la troisième fois le 30 mars 2024 à Saint-Jean d’Angély. Voir le site https://www.jeromeberthelot.fr/.
Écriture le 31/03/24