C’est dans une petite ville de l’Ouest, une grande salle bien éclairée, avec des tables tout autour et des piles de livres sur les tables.
La libraire, dynamique et souriante, organise ce salon, avec l’aide des édiles locaux : trente-quatre autrices et auteurs, chacune et chacun assis à sa table, derrière ses livres. Certains ont apporté de grands panneaux promotionnels qu’ils ont tendus derrière eux. Il va y avoir des animations dans la journée, quelques rencontres dans une salle à part avec quelques auteurs, et aussi une tombola dont je n’ai pas bien saisi les tenants et les aboutissants – on tire des numéros pour les enfants mais les enfants ne sont pas là, on remet tout en jeu. À l’entrée, dans le hall, un buffet dit oriental, avec des pâtisseries d’Orient donc, qui sert un thé parfumé merveilleusement préparé.
Au début, il n’y a presque personne, alors les auteurs déambulent, cherchant le fil conducteur, cherchant à repérer ce qu’ils connaissent, ce qu’ils découvrent. De l’autre côté de la pièce, une jeune femme coiffée d’un tricorne et d’une veste à l’aspect militaire tient des propos volubiles sur la manière d’écrire et de se faire éditer. À ma gauche, ma voisine a déployé sur sa table des dizaines de titres en piles resserrées qui encombrent tout l’espace, elle en retire finalement certains. Est-ce que la profusion va séduire le lecteur potentiel ? À droite, elle ne propose, comme moi, qu’un seul livre, mais cartonné et avec photos, ça traite de New-York et de l’Apocalypse, comme je le découvrirai par bribes tout au long du jour, tant ses explications occupent l’espace sonore. Plus loin, un stand qui propose des livres graphiques – l’histoire aidée de la BD, qui va faire sans doute les meilleures ventes, “ c’est très tendance ”, me dit-on. Parmi tous ces auteurs, deux dont j’ai déjà lu des critiques dans quelque média d’envergure, les autres, comme moi, sont des anonymes besogneux de la littérature. De la littérature ? Pas vraiment. Peu d’œuvres littéraires, mais des livres à thèmes divers, fantastique, science-fiction, policier bien sûr, histoire mise en fiction…
Vers onze heures, le courant des visiteurs s’est affermi, mais la densité reste légère, on peut les observer tout à loisir. Ils restent là longtemps pour beaucoup, faisant deux ou trois fois le tour, un peu gênés de regarder le livre. “ Je peux ? ” - “ Mais ils sont là pour ça... ” Après le titre, chacun lit la quatrième de couverture, certains ouvrent l’ouvrage, lisent quelques lignes, changent de page, le referment et le reposent sur la pile. Avec un sourire gêné : “ Je fais le tour, mais je vais revenir ”… Certains auteurs de mes voisins agrippent celle ou celui qui s’arrête, tiennent un discours sur leur propre talent, sur l’exceptionnel qu’ils présentent, là, sur la table, l’œuvre à lire absolument… Mais ça reste peu efficace, le passant écoute, poli, un moment, puis se détourne, passe au stand d’à côté et le jeu recommence… Parfois, c’est le passant qui prend la conversation en mains, qui connaît le sujet comme l’auteur, qui a parcouru le pays concerné depuis longtemps – “ j’étais à New York justement... ” La population qui passe est assez âgée, quelques jeunes filles, rares, par groupes de deux ou trois.
Le plus souvent, ceux qui ouvrent le livre et montrent par leurs gestes leur intérêt, ont besoin d’arguments pour se désengager, ne pas l’acheter. En quelque sorte, on joue comme au théâtre. “ Ah Oui, j’ai bien connu tous ces mouvements, j’étais aux premières loges, c’était il y a cinquante ans... ” Lui est bien mis, il se raconte son passé, elle est souriante, emplie de bagues, elle l’entraîne ailleurs… Et le jeu recommence souvent, autrement décliné. Comme si, de se baigner dans les mots nouveaux, ne ravivait que de vieux souvenirs où ces mots avaient de l’importance pour vivre, qu’ils n’ont plus. Parfois, quand même, ce qu’on croit être une vraie rencontre : elle a lu quelques extraits, elle me regarde profondément, “ C’est très beau ”, dit-elle. Elle a le livre dans ses mains, je sais qu’elle va le lire, on se regarde dans un sourire à peine esquissé, je fais la dédicace, “ Pour Claire... ” “ C’est un joli prénom ”, dis-je. Elle prend le livre, il n’y a rien d’autre pour peupler l’instant que cette promesse que les mots vont l’abreuver quelque temps. Et qu’écrire, ce n’est pas toujours vain.
L’après-midi, c’est l’affluence, parfois plusieurs questions différentes en même temps, et chacun qui veut l’auteur à soi seul, et s’imaginer qu’ainsi il captera une part du mystère qu’il assigne aux mots couchés sur le papier. Il reste dans ce monde tout aplati, tant asséché, des zones obscures auxquelles certains, on le pense, ont accès. Des auteurs s’engouffrent dans cette brèche, cultivent la stature d’un personnage sacré. D’autres, au contraire, n’affichent qu’une modestie ordinaire, tant l’écriture pour eux n’est qu’un geste au cœur des vies, essentiel mais dans le fil des jours.
Le soir arrive, la salle retrouve sa transparence du matin, avec des livres en moins sur les étals, mais qui restent trop nombreux aux yeux de beaucoup. Chacun range les exemplaires dans les cartons. Est-ce que la journée a essaimé un peu de culture dans l’esprit de ces gens qui sont venus – quelques centaines ? Goût amer d’un temps si précaire.
Écriture le 20/02/24