C’est septembre, et mes parents viennent de partir. Je serre les poings, j’ai le corps raide pour ne pas pleurer.
J’ai dix ans, je rentre en 6ème – classique dit-on alors – dans le pensionnat à la campagne. C’est un immense enclos où passe la rivière. Beaucoup d’arbres, de l’espace, de grands bâtiments à étages qui s’emboîtent les uns dans les autres.
Voilà, je touche pour la première fois la solitude. Les autres jouent déjà, bientôt ils feront du sport. Et moi je reste à l’écart, je ne veux pas du ballon, des rires, des bousculades. Quand on part en promenade la classe entière ou parfois plus encore, je regarde les rochers dans la rivière qui émergent de l’eau, polis par des siècles de ses caresses. Je me construis des rêves, tout le temps, tout seul, sauf en classe où j’apprends le mieux possible. On travaille beaucoup ici, études et classes, les repas, quelques récréations. Quelqu’un dit : “ C’est comme chez les moines ”, mais je ne connais pas les moines.
Le jeudi après-midi, on sort de l’enclos, on marche quelques kilomètres vers la hauteur d’une colline, vers un vaste terrain de jeux. Je tape dans le ballon un peu forcé, un peu ailleurs. Ma mère m’écrit, je garde les lettres dans le tiroir de la table de nuit au dortoir, moments de retrouvailles avec chez moi, avec cette enfance qu’on cherche à m’arracher. Le dortoir, ce sont des alignées de lits, la nuit parmi d’autres tout près, ceux qui se lèvent en cachette, ceux qui gloussent. Je m’endors en pensant aux arbres du jardin, aux quelques copains de chez nous que je ne vois plus. La nuit, je me réveille, trempé de sueur glacée, je guette les bruits autour, s’il n’y a pas d’anicroche, si tout est calme.
Après quelques semaines, le corps s’est détendu. Le rythme intense – le latin, l’anglais, les maths et tout le reste – remplit le vide, colmate les blessures, sans que je m’en aperçoive vraiment. Il y a des ruptures dans ce rythme, d’abord le cinéma tous les jeudis, dans la grande salle où l’on peut tenir presque à mille, avec l’écran grand comme je n’ai jamais vu. Et une fois par mois, le ciné-club : on nous apprend à voir le film, à comprendre ses images, à le situer… Parfois, c’est le théâtre, une troupe de Nantes : je découvre Les Femmes Savantes, avec des acteurs en costumes d’aujourd’hui. Molière ainsi s’invite au plus proche de nous-mêmes. Parfois encore, c’est un écrivain qui vient parler : je me souviens de Henri Quéffélec qui disait la Bretagne, et cela m’avait bouleversé.
Je vais passer sept ans ici, entre ces avancées culturelles et l’intensité studieuse, entre la peur des autres et les bonheurs de mes rêves et du silence, dans ce pensionnat catholique, à la campagne, dans un vallon. On ne sait pas bien sûr quelles empreintes ces années marquent en vous, en quoi et comment elles vous modèlent. Je sais que j’y ai appris à travailler intellectuellement, et que ce fut, au total, un bonheur. Je sais aussi que je me suis accommodé de cet écart du monde : seule la radio diffusée pendant certains repas délivrait des bruits d’ailleurs. J’y ai appris l’absence aussi : les premières années, je ne rentrais chez moi que toutes les six semaines, en car jusqu’à Nantes où mon père venait me chercher.
Aujourd’hui encore je m’interroge sur les effets – profonds c’est évident – de ces années-là. Qu’est-ce qui aurait changé dans le parcours, si c’avait été ailleurs, et autrement ? Que sait-on de la cohérence de nos décisions, des chemins qu’on emprunte ? J’ai dix ans, je suis jeté dans la vie, c’est comme ailleurs et nulle part, il faut bien apprendre et travailler, c’est ça la vie dit-on, il reste des images de ces années qui m’ont semblé interminables, mais je ne sais rien de ce qu’elles m’ont forgé.
1957-1964
Écriture novembre 2021