Je roule avec mon cousin, nous sommes partis ce matin, nous avons passé Niort. Chacun sa mobylette comme on dit alors, les sacoches pleines et les bagages à l’arrière.
Mon cousin a quinze ans et moi un an de moins. Une carte pour l’itinéraire, à l’écart des trop grandes routes. Le premier après-midi, nous sommes à Angoulême, dans un camping à l’orée de la ville où nous montons la petite tente pour la nuit. Trois cents kilomètres en une journée, autant dire le bout du monde, l’au-delà des frontières de nos vacances, l’aventure à pleins paysages. Le lendemain, nous voici à Gourdon dans le Lot, là où nous avons décidé de passer quelques jours, tous deux avides de découvrir ce paisible gros village, mais aussi les premiers causses où l’on pédale pour aider le moteur qui peine, Reilhaguet, Roc-Amadour, Gramat…
Je suis ivre de l’air, des cultures que l’on voit, des alignées du ciel au loin, des horizons nouveaux. Voyage dans un bout de la France où tout est neuf à l’œil, où tout nous appartient. Peut-être parce que nous avons tout imaginé de ce modeste périple, nous pressentons que l’univers se dévoile autrement, rien que pour nous-mêmes. Et il nous comble, tant l’air et la lumière sont habités, traversés de tous nos espoirs au sortir de l’enfance.
Cela fait plus de soixante ans. Et je me demande si j’ai depuis senti la liberté – ou le bonheur de l’air si l’on veut – à ce point m’emplir et me donner le souffle de vivre. Comme si le simple regard, dénoué de toute attache, livrait un monde à labourer intensément, qu’on savait inépuisable, et où l’on allait de merveille en merveille. Je n’ai jamais su comment ces moments arrivaient, quelles conditions les faisaient éclore.
J’ai compris plus tard qu’il y fallait de la rencontre et des échanges pacifiés – mon cousin était d’abord le confident, et je ne me souviens de nulle compétition entre nous. Qu’il y fallait aussi être à l’écart des jours habituels, se défaire de l’enveloppe qu’ils font sur nous-mêmes, faire place nette pour de nouvelles visions, de nouveaux gestes. Qu’il fallait s’oublier, pour mieux renaître au monde. Mais ce que j’ai compris est peu, en regard de ce foudroiement de l’instant qui nimbe nos vies autrement, laissant apparaître la terre et les chemins comme apprivoisés, en quelque sorte ouvertes à un regard d’un autre ordre, où l’humanité, à même la terre, serait radieuse et simple, et bienveillante, et libérée de toute entrave.
Cela fait plus de soixante ans. Sait-on jamais si ce qu’on tisse dans le temps est au niveau de la prime jeunesse ? Si l’on a été fidèle à ce qui nous a fondé, et si, dans le même mouvement, on s’est ouvert à l’inconnu suffisamment pour agréger encore des intensités nouvelles, rendre ce monde un peu plus habitable même très modestement dans le partage de ce qu’on découvre ?
Mon cousin est mort quatre ans plus tard, à Brest, dans un accident de voiture. J’étais étudiant à Lille et loin de lui pour son dernier voyage. Peut-on faire deuil alors de sa jeunesse, des moments lumineux, de la grande respiration du monde dont nos corps s’étaient emplis ? Je me souviens avoir pleuré dans la ville froide, je me souviens des murs gris de la ville. Je me souviens du froid, longtemps.
Je suis retourné quelques fois depuis, dans ces pays du Quercy, vers Gramat, vers Souillac. J’y ai guetté des étincelles de vie, qui ne sont jamais revenues semblables. D’autres se sont incarnées, douces aussi, mais la mémoire filtre le temps sous ses couches d’alluvions. Rien comme ce grand embrasement de boire l’air et le monde dense et doux l’un comme l’autre, et de sentir en soi les promesses du vivant, innombrables, fertiles, nous traversant de leurs transparences et nous délivrant des peurs.
En 1961
Écriture 1er mars 2022