Dans la Galerie des Offices, c'est le cœur de la foule, le fourmillement des grands musées du monde.
Au-delà de la transparence des vitres, l'image du Ponte Vecchio, les rives de l'Arno, les maisons douces et les clochers qui les dépassent. La ville réelle reste proche mais c'est ailleurs. Nous sommes entrés dans le temple de la culture, des richesses de la mémoire humaine à foison mais bien rangées, déplacées de leur cadre de vie, isolées pour elles-mêmes. Je revois les fresques aux murs des églises, à ceux des palais comme à Sienne, ou encore les chapiteaux romans à Sant'Antimo dans le silence de l'abbaye, partout où les images sont de plein pied avec leur contexte d'émergence, avec leur déclinaison du vivant. Et c'est comme une douleur que cette coupure culturelle, cet enclavement de l'art à l'abri, réservé, parqué.
Il faut se défaire de l'ambiance, isoler l’œuvre, ou la relier dans le cheminement à d'autres, vues juste avant ou qu'on va découvrir juste après, dans ce modèle de lecture qu'on appelle l'histoire de l'art, cette invention de l'Occident quand il a compris que l'art pouvait être au service de l'économie. Nous allons d'une salle à l'autre, nous tentons de prendre le temps, de garder le regard vierge. Comment s'ouvrir à tout, comment toujours recommencer dans la nudité, quand les siècles de peinture s'amoncellent en peu de minutes ? On ne tient pas le temps au cœur de soi.
Après et avant bien d'autres regards, il y a ces cinq panneaux assemblés, dont la forme même semble protéger les personnages en buste qui sont peints au-dessous. Chacun son abri comme un toit, une sorte de rythme, de solennité, tous de face au devant d'un fond d'or. Et de loin, les couleurs douces des vêtements et des visages qui se lèvent. On ne peut voir l'image que dans le temps de l'approche, le corps se penche vers les personnages. Au centre, la Vierge à l'enfant, on reconnaît à sa gauche saint Pierre avec ses clés et de l'autre côté saint Jean dont on déchiffre le nom sur la paroi peinte. On saura, en lisant le cartel, que celui à la crosse est saint Nicolas, et celui en robe de bure saint Benoît. On voit aussi, au-dessus, des petits médaillons avec des anges. On approche de l'image, on sait qu'on n'a fait que planter le décor, qu'aller vers elle, l'image, sans la voir encore.
Alors, on regarde l'une après l'autre les figures, et singulièrement leurs visages car d'eux naît, du moins le pressent-on, le mystère de cette peinture. Extraordinaire légèreté tissée de l'ombre et de la lumière, chacun si singulier dans son modelé inventé, mais tellement pétri de la réalité. À voir Jean le jeune homme, ou la jeune femme à ses côtés, on a l'impression qu'ils nous convient l'un après l'autre dans une sorte d'espace intime que leur douceur aurait capté. Et que c'est cela la peinture, comme un surplus de présence offert au partage. Même l'austère visage du moine Benoît montre l'inexprimable de la bienveillance. Mais tous disent aussi l'exigence du regard devant eux, qu'il faut se défaire de soi pour entrer dans cette intimité de l'image qui seule met en chemin vers l'ailleurs.
Giotto peint ce polyptyque pour l'église de la Badia à Florence vers 1300, il a trente-trois ans. Vingt ans plus tôt, la légende dit que Cimabue remarqua ses dons et le prit comme élève. En 1300, porté par l'élan franciscain, il a déjà œuvré à la basilique d'Assise, et bientôt il créera son chef-d’œuvre, à la chapelle des Scrovegni à Padoue, toute couverte de fresques. L'élève aura largement dépassé le maître, il sera devenu le "meilleur peintre du monde", écrit Boccace l'écrivain vers 1350. Il aura révolutionné l'image, inventé ce regard de l'âme en quête éperdue de la réalité du monde.
En septembre 2014
Écriture 6 mai 2022
Source bibliographique : Francesca Flores d'Arçais, Giotto, Citadelles et Mazenod, 1996, notamment p. 114-119