Nous avions commencé notre périple en Iran par cette région du nord-ouest proche de l’Arménie et de la Turquie, comme pour partir de terres moins lointaines, plus proches, croyait-on, de nous-mêmes. Et Reza, qui nous guidait, avait voulu nous emmener à la Mosquée Bleue, manière de pierre fondatrice de l’itinéraire.
C’est un édifice malmené par les siècles et les tremblements de terre, dont il ne reste que des bribes, mais fulgurantes. Quand le regard se pose sur ces décors de céramique émaillée, il plonge si profond en lui-même que leur aspect fragmentaire fait comme une souffrance physique quand on découvre leur finitude, alors que l’instant d’avant on était immergé dans le chant inépuisable des entrelacs. On s’en extrait alors difficilement, pour passer d’un détail qui tient du génie à un autre. Et le manège de l’absolu vertige du regard recommence, et sa rupture bientôt à nouveau.
Cette mosquée est achevée en 1465 par Djahân Shâh, un des chefs des Qara Qoyunlu (les Moutons Noirs), une tribu d’ascendance turque qui s’est sédentarisée dans la région au XIVe siècle. Tamerlan, mort en 1405, avait conquis ce territoire, et le décor sublime qu’on trouve ici est d’influence timouride.
Devant le pishtaq (le portail), en grande partie conservé, comme à chaque fois avec les décors de l’Islam, les yeux se perdent, ils voyagent à travers la nuée sans fin des glaçures bleues et noires où tout se mêle, des courbes abstraites, des aspects végétaux et des motifs calligraphiés. Mais cette mêlée garde son souffle d’ordre, sa présence du vivant. Car tout se tient dans cet ensemble qui utilise aussi le modelé doux du relief de la brique, et rien jamais ne se vide, ne se dissout.
Appréhender ces décors, est-ce la même expérience du regard que l’image d’Occident ? Ici, pas de réalité représentée au sein d’un cadre, pas de fragment du réel, pas de mimétisme fascinant. Et pourtant, de loin, la profusion et la densité de ce décor attire, on s’en approche avec la sensation que derrière ces surfaces comme à l’infini, il y a quelque chose de caché, que l’approche croit-on va nous révéler. Mais l’œil au plus près ne cerne rien de plus, c’est l’intensité des bleus qui se révèle, l’équilibre entre les volutes et le vide, et la sensation plus aiguë encore que rien ne s’arrête jamais. Et qu’il faudrait aller plus près encore, s’immerger dans la matière même pour avoir une chance de déceler son chant profond, un arrangement qui semble tenir des étoiles, ou de l’infime musique du monde.
Avec l’image, la représentation fait diversion, son contenu mobilise, nous fait respirer, échapper au mystère des couleurs et des formes. Ici, le regard ne se mesure qu’à son expérience propre – des liens, de la rumeur précaire de l’univers, des vides, de ce qui fait le peuplement, de ce qui fait le ruissellement du vivant. Ce décor ne révèle rien que notre errance, que nos incertitudes. Voir, c’est apprendre l’humilité, la quête nomade, le discernement dans ce qui se ressemble tant, comme dans les grandes étendues du désert. Savons-nous vraiment comment regarder ces mosaïques, si parentes de l’immensité, et si proches des détails intimes de ce qui s’assemble en nous ?
En 2015
Écriture le 24/06/22