Nous sommes passés par Natanz un peu par hasard, la petite ville est sur la route d’Isfahan. Reza nous avait dit : “ On s’y arrêtera, vous verrez... ”
Il y a ici un ensemble architectural du XIVe siècle, avec une mosquée du Vendredi et le mausolée du Sheikh Abd al-Samad, rare exemple en Iran de célébration d’un saint soufi. À côté, un khanaqâh (lieu de vie des mystiques soufis) abritait les disciples de la confrérie dont les derviches. Il date de 1316-1317 et fut construit sous la dynastie des Ilkhanides, fondée par Hulagu, petit-fils de Gengis Khan, après les tourmentes de la conquête mongole de l’Iran.
Voilà pour le rapide contexte. De cette “ hôtellerie ” soufie, il ne reste que le portail près duquel on s’arrête, fatigués de chaleur et de la route depuis Téhéran. Sans doute l’a-t-on conservé pour son décor de céramique émaillée. Sa voûte en muqarnas1 transfigure en quelque sorte le regard, elle nous extrait de la torpeur du voyage. Longtemps, je vais parcourir cette voûte des yeux, dans un sens et l’autre, de loin et de plus près, je vais scruter dans l’objectif les détails du décor. Le regard cherche à comprendre, à maîtriser ce qu’il voit – l’ordre de la forme architecturale et de ses symétries, vite bousculé par la polyphonie échevelée du décor, ces motifs dans chaque muqarna presque les mêmes, oui, parfois les mêmes, et souvent différents, qui brouillent le regard, qui disent “ Voyez, nous sommes là et ailleurs, nous traçons la vie qu’on ne peut capturer, qui reste à jamais indiscernable, nous sommes la multitude du vivant, irrésolu, qui prend appui sur nous et qui sans fin s’envole... ” Quelques minutes, et c’est l’énigme du regard infini dans l’enclos de la voûte, qui tournoie, se déplace, sans cesse appelé par les similitudes, les différences, la quête d’un ordre qui nous délivrerait de l’errance.
On finit toujours par sortir du cercle magique où le visuel nous enveloppe, sans savoir vraiment comment, ni pourquoi soudain le charme cesse. Je regarde alors vers le décor d’une niche à droite du portail, qui me semble plus simple, plus maîtrisable. Mais bientôt, le regard là aussi tourbillonne. Il passe des petits hexagones bleu turquoise à ce qui semble un fond, bleu cobalt. Mais les petits reliefs de pierre nue rompent la voie, tous semblables ou presque là encore. Et les yeux se perdent à nouveau dans la multiplicité des cercles qui émergent l’un sur l’autre, dans le foisonnement des arcs qui s’arrêtent et reprennent. La surface est limitée pourtant, mais le mouvement semble infini dans cet équilibre indécidable des formes.
Sans doute pourrait-on lister les effets sur soi-même des décors de l’Islam, relever les parentés, tenter de discerner mieux la part de l’intelligible et du sensible en eux. Mais sans doute l’effort serait vain, du moins pour résoudre l’expérience de ce regard infiniment mobile, pris dans sa surface de vision et appelé sans cesse ailleurs, sans que cet ailleurs ne puisse se nommer autrement qu’en soi-même. Comme à chaque fois, on s’arrête sur ce qu’on ne sait pas, comme dans l’image, mais à l’opposé d’elle. Comment naît l’émotion, uniquement des rouages de ces assemblages ? Nous partons vers Isfahan...
1 Les muqarnas sont des éléments d’architecture en forme de stalactites ou de nids d’abeille, chargés de répartir les poussées des voûtes.
En 2015
Écriture le 29/06/22