Matin de l’été, à Yazd, dans la chaleur. Nous allons à l’écart de la ville, vers le lieu de la mort.
Nous sommes emmitouflés contre le chaud qui s’immisce dans les corps. Tout est couleur de terre ici, l’infinie variation des ocres, tout est aride. En bas, des restes d’anciens logements, où les familles des défunts logeaient, maintenant coupoles pour l’ombre. En haut, peut-être à cent mètres au-dessus de nous, sur deux petits monts séparés, deux bâtiments circulaires comme des fondements de tours, une pour les femmes, une pour les hommes. C’est là que nous allons, vers ces tours du silence. Plus haut encore, le bleu immense et limpide du ciel.
Nous entamons la montée raide à flanc. Comme toujours, il faut souffrir, faire quelque effort avant l’essentiel, se dépouiller, s’extraire du monde. Sueurs qui s’en vont de soi, on cherche à éprouver ce qui reste du corps qui s’effrite. On se retourne un moment : Yazd en bas, et sa relative verdure, les jours des hommes dont on se sent soudain si éloignés, et tout au fond la barre des montagnes au-delà de la brume.
Quand on s’approche du sommet, ce qu’on croyait une base circulaire s’avère être une bâtisse de plusieurs mètres de hauteur. Un escalier nous mène à mi-hauteur vers une porte basse. On entre. C’est une immense plate-forme ronde de plusieurs dizaines de mètres de diamètre, avec en son centre une cavité, sorte de fosse en partie bouchée aujourd’hui. Tout autour, à même le sol en pierres, on plaçait les cadavres allongés vers le centre du cercle, côte à côte, couchés sur l’épaule. En deux jours, les vautours ne laissaient que les os, qu’on jetait alors dans la fosse centrale. Ainsi, personne ne laissait d’impuretés charnelles derrière lui, rien ne se décomposait. Dans la fosse, des dizaines de milliers d’ossements humains, toute une communauté ensemble dans la mort, mêlée sur elle-même. Aujourd’hui, il n’y a plus ni vautours, ni cadavres au soleil. Les adeptes de Zoroastre, lui qui enseigna le premier monothéisme de l’histoire plus d’un millénaire avant notre ère, sont enveloppés maintenant dans un linceul, puis inhumés dans le grand cimetière, en bas de ces tours du silence.
Silence, nudité, vide… en cette proximité du désert, rien ne résiste, pas même la volonté humaine de s’affirmer, d’asseoir sa présence. Tout s’envole, tout se dissout. Combien de poussières d’hommes emplissent cette colline, modelant si lentement la terre que nous n’en savons rien.
Zoroastre dit que le feu est la pureté même, le seul élément impénétrable. Notre âme c’est le feu en nous, la chaleur de l’humanité, la lumière primordiale, celle du Norouz, le nouvel an que tous les Iraniens fêtent encore chaque printemps.
Nous sommes redescendus en ville, au temple du feu zoroastrien. Là où le prêtre vient toutes les deux ou trois heures alimenter le feu sacré avec du bois d’abricotier ou d’amandier. Ce feu ne s’est jamais éteint depuis le Ve siècle, on l’a toujours maintenu vivant, lui qui symbolise le grand dieu, Ahura Mazda.
À côté de l’autel du feu, il y a une petite salle comme un musée. Un panneau explique les fondements de la religion. “ Croire en l’essence de l’homme et de l’humanité : Dieu a créé l’homme pur et l’a doté de raison et de conscience... ” Je pense à la haute exigence de ces tours du silence et à la sainteté, qu’enseigne aussi Zoroastre, des quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu. Quand prendrons-nous enfin soin d’eux, et de notre communauté humaine entièrement mélangée désormais comme ces restes humains dans le creux de la terre, là-haut ?
En 2015
Écriture le 16/07/22