Atlas1, en 1994, se veut le livre autour de ces questions : “ Où sommes-nous et que faire ? Oui, par où passer pour aller où ? […] Comment se repérer dans le monde, global, qui se lève ? ”
L’ancien monde était cloisonné, catégorisé, il tenait de la rigidité dans son organisation.
Or, entre la dureté dite rigoureuse du cristal, géométriquement ordonné, et la fluidité des molécules molles et glissantes, existe un matériau intermédiaire que la tradition laissait au gynécée, donc peu estimé des philosophes, sauf de Lucrèce peut-être : voile, toile, tissu, chiffon, étoffe, peau de chèvre ou d’agneau, dite parchemin, cuir écorché d’un veau pelé ou dépouillé, dit vélin, papier souple et fragile, laines ou soieries, toutes variétés planes ou gauches dans l’espace, enveloppes du corps ou supports de l’écriture, pouvant fluctuer comme un rideau, ni liquide ni solide, certes, mais participant des deux états. Pliables, déchirable, extensible… topologique. → AT p. 45
Ainsi, Entre le cristal et la fumée2, entre le rigide et l’évanescent, le textile et toute sa famille apparaît comme souple et solide à la fois, et repère donc d’une nouvelle prise en compte du réel. Ce dialogue entre le dur et le doux s’étend aux réseaux et à leur approche, ainsi dans Hominescence3 :
Les automobiles et leurs autoroutes, les lignes aériennes pour avions à hélice puis à réaction, les télégraphe, téléphone, fixe et mobile, radio et télévision, hertzienne et numérique, fax, Internet… se bousculent soudain et tissent, à leur tour, plusieurs toiles nouvelles, superposées ou réunies parfois. […] Car ces nouveaux tissages doivent distinguer, à nouveau, le dur et le doux. Nous transportons sucre et sable par péniches ou poids lourds, par fibre optique des messages. → HO p. 192
Ce que le textile porte comme approche mentale et concrète devient ainsi pertinent dans notre manière aujourd’hui de discerner le monde. Ceci vaut pour les multiples réseaux, mais aussi pour chacun de nous, dans la construction de ce qu’on affirme de soi, témoin cet extrait du livre suivant, L’incandescent4 :
Comment décrire, alors, votre identité ? Par une intersection, fluctuante par la durée, de cette variété d’appartenances. Vous ne cessez de coudre et tisser votre propre manteau d’arlequin, aussi nué et bariolé, mais plus libre et souple que la carte de vos gênes. Ne défendez donc pas l’une de vos appartenances, multipliez-les, au contraire, pour enrichir ce que nous nommons, d’un commun accord, votre moi, d’autant plus heureux et fort, justement, qu’il se délivre peu à peu des lieux que vous désiriez défendre. Ce faisant, vous honorerez même mieux votre prime culture. Jamais je ne me sentis plus gascon, plus français, qu’à l’autre bout de l’autre hémisphère. → IN p. 130
Il reste qu’on peut se poser la question, à l’heure de la puissante et rapide globalisation qui nous étreint : que produit le tissage d’éléments disparates ? Autrement dit, qu’est-ce qui garantit la pérennité des cultures, par essence collectives, dans ces assemblages individuels ?
1 Atlas [AT], Michel Serres, Julliard, 1994.
2 Entre le cristal et la fumée est le titre d’un livre du biologiste Henri Atlan (Seuil, 1979) qui explore la complexité et les rapports entre ordre et désordre.
3 Hominescence [HO], Michel Serres, Le Pommier, 2001.
4 L’incandescent [IN], Michel Serres, Le Pommier, 2003.
Écriture le 29/10/23