Depuis Tachkent, la route rattrape une large vallée aride, qu’on suit longtemps avant d’obliquer vers le Sud, de gravir les montagnes.
Route qu’on croit ne jamais finir, après le col la descente interminable, pente douce, ligne droite, lointains dans l’air embrumé, jusqu’à la traversée du Syr-Daria, qui n’est encore ici qu’une mince rivière.
Alors on sait qu’on arrive. Certains paysages du monde frappent d’une évidence heureuse. Les rangées denses des peupliers, la fertilité partout dans les champs, coton, maïs, l’impalpable transparence de la lumière et vers le Sud, très loin, les débuts du Pamir enneigé. La vallée du Ferghana est un bonheur d’apaisement, que tous ceux qui viennent jusqu’ici reconnaissent, à commencer par les anciens Chinois, quelques siècles avant notre ère, cherchant vers l’Ouest un passage vers l’ailleurs. Pas une vallée en fait, mais une haute plaine semée de villages longs. Sous le soleil rasant, les treilles devant les maisons nous accompagnent durant des kilomètres, milliers de grappes dans la lumière, tonnes de raisins qu’on met en cageots soigneusement. Devant leur porte, les gens arrosent, ils tentent d’apaiser la chaleur.
Les villes ici s’étalent, elles se ressemblent dans ce bruissement constant mais nonchalant de l’Asie. Nous sommes à Marguilan, le jeune dans le taxi nous emmène au bazar, il va nous accompagner tout le jour, entre bienveillance de l’hospitalité et fascination devant ceux qui voyagent. L’immense bazar et ses quartiers, les tissus, les épices, les céramiques… Les stands touche à touche, resserrés, qui laissent passer la file dense des acheteurs. On achète des tissus, des raisins secs, des abricots, du safran, et c’est à chaque fois, après les difficiles échanges par gestes seulement souvent, le bonheur rayonnant du commerce accompli. Je me dis que depuis des siècles c’est ainsi dans ces régions, la marchandise peuplée d’humanité, saturée d’histoires qu’on raconte, de rires de ceux qui observent. Les objets, les nourritures, tout ce qu’on vend, dans le fouillis des voix, dans les fumées chaudes des grillades… les parcours dans les bazars d’Asie centrale m’ont appris la grandeur de ce commerce là. Non que ce qu’on achète ou vend soit secondaire, mais il est investi intensément de relations qui le dépassent, le fortifient, lui donnent une densité qui fait mémoire et sens.
Chaleur qui gonfle, sature les corps, le jeune au taxi que son frère a rejoint nous offre le thé. Ils prennent en main le repas nous disent-ils, “ ça nous fait plaisir ”. On achète la viande de bœuf, les oignons, les carottes, le riz spécial d’ici, le gras de mouton… 30 000 soums. On quitte le bazar, ils nous emmènent à l’écart de la ville, après le cimetière russe, dans une vaste tchaïkana déserte ce midi – est-ce à cause du ramadan ? L’espace est immense, de hauts arbres pour l’ombre, de l’eau qui coule à profusion pour la fraîcheur, les tables au-dessus du courant qui fait musique. Tous deux nous préparent le plov, le plat traditionnel, durant plus d’une heure, affairés, empressés. Ils ne veulent pas d’argent – “ c’est notre plaisir ” disent-ils. On mange ce plat délicieux, puis les raisins d’une saveur si particulière qu’on garde en soi longtemps, eux qu’on nomme ici “ doigts de fée ”.
Au-delà des ambiguïtés du voyage, des contacts furtifs et sans lendemain, il y a ces scintillements, ce qui se dilate et s’ouvre à l’autre, comme infiniment dans sa manière d’être au monde, et dont on mesure soudain l’écart avec ce que nous sommes devenus.
En 2000, puis 2011
Écriture 06/05/21