Motif à l'araignée, ikat trame
Okinawa, Japon
Fresques de l'abside
Kobayr (Arménie)
Détail d'une robe, ikat chaîne
Urgut, Ouzbékistan
Détail d'un sarong, ikat chaîne
Sikka, Flores, Indonésie
Visage
San Juan de la Pena (Aragon, Espagne)
Nous tentons...
Poème (Rémy Prin)
Les églises du monastère
Noravank d'Amaghou (Arménie)
Saintongeoise
Détail de la coiffe
Pua kumbu, ikat chaîne
Iban, Sarawak, Malaisie
Détail d'un khatchkar
Gochavank (Arménie)
Panneau de soie, ikat chaîne
Boukhara, Ouzbékistan
Bestiaire au portail sud
Aulnay
Carré du marais
St-Hilaire la Palud
Tissu de flammé, ikat trame
Charentes, France
Il n'y a jamais...
Poème (Rémy Prin)
Coiffe de deuil
Mazières sur Béronne
Hinggi kombu, l'arbre à crânes, ikat chaîne
Kaliuda, Sumba, Indonésie
Voussure du portail
Foussais

Ce qui a duré
dans la mémoire des hommes,
ce qui fait culture,
paysages de la terre
ou pays de l'esprit,
ce qui peuple le voyage,
les vies, la plénitude,
le patrimoine, ce n'est rien
que ce lien fragile
de ce que nous sommes
à ce que nous devenons.

Second village, Élie G.

“ J’avais besoin d’un tour à bois, alors je l’ai fabriqué ”. Il pédale en rythme, tient la gouge, les copeaux volent.

Le morceau de buis qu’il a choisi tout à l’heure prend la forme peu à peu qu’il souhaite, son regard rivé vers le lisse et la dureté blonde du bois. C’est pour toi, une sorte de pendentif, en cadeau, l’anniversaire ou le simple plaisir de l’offrande. Une autre fois, c’est un panier. “ Pour l’ossature, c’est du jeune frêne qu’on a fendu. Et pour le reste, des brins d’osier ”. Je le vois choisir, effiler, tresser dans l’habileté de ses doigts noueux. Le panier bientôt fini, dans son élégance d’objet qui, quarante ans plus tard, t’accompagne encore au jardin.
Élie est un paysan, modeste, façonné par les bois, les champs, les travaux, les innombrables épreuves d’une vie face aux saisons. Peu d’éducation, du moins celle de l’école – il n’a pas dix ans quand il faut aider à la ferme – mais une intelligence fine qu’il s’est forgée et qui mêle d’un seul tenant l’appétit de comprendre et le savoir des gestes. Quand il nous vend la maison en 1970, il prend sa retraite, on assiste aux dernières vendanges de ses quelques rangs de vigne, les terres sont arentées, ou vendues, à peine vingt hectares.
Il apporte les moules à fagots, le fil de fer, il me montre la serpe, le sens du bois pour la coupe, et comment fagoter, couper le fil juste en tirant et c’est comme une magie. Nous ferons 115 fagots dans la palisse qu’on élague, meublant les jours de l’hiver de l’éternité de nos gestes, de nos regards traversés du paysage, de nos échanges. Il me montre le bois, et les pointes, et la pose du parquet. Et comment tracer tenon et mortaise avec un bois voilé. Je m’émerveille. “ On n’avait pas de machines, il fallait faire tout de même ”. Parfois il m’emmène dans les bois, vers la Chagnasse, faire des fagots de baguettes dans les touffes de noisetiers. Je viens de quitter la ville, l’université. Je constate que mon savoir ne sait rien faire. Avec lui, j’apprends l’humble attention à ce qui nous entoure, la mémoire des générations de la terre, et le partage tragique aussi du monde, de ceux de la parole, de la science, et de ceux soumis à leur maigre espace, muets devant tous les désastres.
Ce ne sont pas seulement les fagots pour le feu qui comptent, ou le parquet pour la maison, ou le panier, ou le bijou de buis. Ce qui compte – mais qui en fait ne se compte pas, c’est le rapport intime à l’autre – le jeune homme arrivé de la ville – mais aussi tout ce qui fait l’univers qui l’entoure – arbres, nuages, ce qui pousse, les bêtes qui vivent, proches. Même respect, même prudence, même dialogue. Et ce qui se tisse ainsi s’ouvre à l’acquiescement au monde, malgré les malheurs traversés.
Un dimanche de mai, c’est une repas chez lui. C’est après quelque temps, on se connaît mieux. Madeleine, sa femme bruissante, a brassé longtemps de ses mains la pâte pour la galette de Saintonge. “ J’en ai fait plusieurs, on les garde longtemps ”. Bonheur de la saveur qui craque un peu, dans les fraises au pineau. Nous parlons. De notre petit qui pousse ici comme chez lui. Et de l’enfant qu’ils n’ont pas eu. “ C’était pendant la guerre et le docteur était ivre, il est mort en naissant ”. Dans les voix qui racontent, pas de révolte, pas de haine. Seulement le partage d’une mémoire qui pèse encore sur les jours. Je te regarde, le silence, l’émotion, la grandeur d’humanité dans cela qu’ils nous disent. “ J’ai un cadeau pour vous me dit-il, venez dans l’atelier ”. Nous traversons la cour, le chemin, il ouvre la porte, la fenêtre. “ Voilà, je l’ai fait en frêne ”. Il y a deux établis dans l’atelier, le sien et ce nouveau qu’il a construit, le plateau, le valet, la presse de menuisier sur le côté, et la griffe. “ Comme ça, vous pourrez raboter ”.
Raboter, il m’a appris aussi, le fil du bois, les nœuds, le grain du hêtre, celui du chêne. Il m’a montré tout son attirail de rabots, le riflard, la varlope, mais aussi les étroits pour les feuillures, ceux pour les moulures. Pendant une décennie, il va feuilleter pour moi tous ces gestes qui font le dialogue des vies, tout ce qu’il pense utile à mes jours. Dans la simplicité souriante. On ne sait jamais le bonheur, ces instants échappés à la tristesse du monde, qui font chanter les vies. C’est la mémoire qui plus tard en dresse l’intensité, dessine en jours heureux ce qui dans le moment lui-même semblait meubler simplement le temps.


Quelques années encore. Madeleine le presse pour aller vivre au bourg, à quelques kilomètres, où sont les commerces, la mairie, le docteur… Lui aimerait bien rester dans ce village qui a tramé une grande part de sa vie. Il finit par céder, prépare la petite maison nouvelle, dans une ruelle. Il me donne quelques outils. “ Je n’en aurai plus besoin là-bas ”. Puis son cœur lâche – quelques jours d’hôpital, pour ne pas le sauver. Madeleine veut qu’avec Raymond le voisin et quelques autres de la famille, je sois porteur, à l’enterrement. Corps et pensées serrés dans l’effort dérisoire contre la mort, je mène en terre cet homme de lumière qui chaque soir passait dix minutes dans son dictionnaire “ pour bien savoir les mots ”. Aujourd’hui que j’écris ce texte quarante ans plus tard, je me demande comment les mots qui peinent tant à sauver la vie du néant peuvent dire vraiment merci.

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