Quand on ne maîtrise pas la langue d’un pays, à quoi tient la réussite d’un voyage sur ses terres – on pourrait presque dire sa vérité ?
Sans doute au talent du guide qui vous accompagne et qui, bien plus, vous fait voir à travers lui. Et c’est souvent affaire de chance, même si vous détaillez à l’agence votre itinéraire et l’approche que vous souhaitez donner à votre périple. L’agence est là-bas, en Iran, nous avons échangé en français depuis son site web.
À l’arrivée à Tabriz, il est cinq heures du matin, personne pour nous attendre. Il nous faut plusieurs téléphones, aidés d’un jeune changeur de devises à l’aéroport, pour voir arriver enfin notre guide, qui se confond en excuses. Il est venu de Shiraz (où il demeure) hier, 1500 kilomètres avec sa voiture, a retrouvé sa belle-famille qui vit ici et ils ont fait un peu la fête. Il a pourtant entendu le réveil mais s’est rendormi…
Pourtant, malgré ces débuts incertains, ce voyage fut un bonheur, et ce grâce à notre guide. Reza maîtrise parfaitement le français, l’histoire et la culture de son pays, l’organisation précise jour à jour du parcours. On a vite oublié le difficile premier réveil.
Pourquoi étions-nous venus ici ? L’Iran, c’était la Perse et sa grandeur de civilisation charnière entre l’Orient et l’Occident, et tant et tant de siècles d’histoire, des Parthes aux Sassanides en voisinage des Arméniens, des Seldjoukides aux Safavides, un islam de rigueur mais qui a fait place quelque peu à l’image, l’architecture et les décors somptueux des patrimoines multiples… vingt-cinq siècles de traces, des Achéménides à Persépolis aux faïences qadjares. Tout cela, nous l’avons éprouvé dans la présence concrète de nos corps au sein des pierres, des lumières, de l’aridité de ce pays. Mais je voudrais rassembler ici d’autres instants, d’autres facettes, de bienveillance et de découvertes.
À Yazd, dans la grande chaleur de l’été, nous sommes près d’un jardin construit au XVIIIe siècle par le gouverneur de la ville. L’ombre des arbres près du bassin et, au bout de la longue étendue d’eau, l’édifice surmonté de la plus haute tour du vent d’Iran (33 mètres). “ Il reste 180 tours du vent en activité à Yazd ” dit Reza. Le badguir (littéralement “ capteur de vent ”) est utilisé pour la ventilation des bâtiments. Ici le courant d’air parcourt le long bassin d’eau en se rafraîchissant, puis est capté par les bouches de la tour. Celle-ci, en cloisons séparées comme des cheminées, fait circuler l’air dans le bâtiment, contribuant ainsi à le rafraîchir. Reza, à l’aide d’un papier très fin, nous montre la circulation de l’air emportant lentement la feuille. Ce système est une invention iranienne – Reza est intarissable – que tout le Moyen Orient a adoptée, et dont les plus anciens vestiges datent du XIVe siècle.
Il nous a parlé du livre qu’il prépare1 sur ces techniques traditionnelles que son peuple a inventées, de sa passion pour ces dispositifs soucieux de la préservation des ressources et de l’autonomie des communautés, et de leur précarité maintenant que que la modernisation recouvre tout..
Le lendemain, nous partons de Yazd vers Kerman. Après vingt-cinq kilomètres dans la campagne aride, avec les montagnes en fond d’horizon, Reza arrête sa voiture. Il nous montre de loin, comme un alignement de grosses boursouflures sur la terre, les blocs d’argile qu’on a retirés des puits du qanat. On s’approche, il enlève une lourde plaque, on se penche et à dix mètres de profondeur environ, l’eau, au fond du puits, dont on devine qu’elle coule. Il nous raconte cette invention du qanat au Ier millénaire avant notre ère, le travail immense de réalisation, depuis le puits-mère à flanc de montagne jusqu’à la destination. Celui-ci déroule ses puits réguliers, à quelques dizaines de mètres d’écart. Immense labeur des puisatiers, de creusement et d’aération, pour que la ville dans la plaine bénéficie de l’eau bienfaisante du piémont. Reza s’émeut, il parle de l’autonomie perdue des gens, maintenant que la finance impose ses règles partout uniquement marchandes. Cette technique du qanat s’est répandue depuis l’Iran, de la Sicile à la Chine. On l’abandonne, à l’heure même du changement climatique, en même temps que l’UNESCO le classe au patrimoine mondial…
Dernières images autour de Reza, c’est la fin du voyage, à Shiraz où il vit. Il nous emmène aux mausolées des poètes. On commence par Saadi, qui est venu finir sa vie dans ce jardin à l’écart de la ville, après avoir fui Shiraz envahie par les Mongols, au XIIIe siècle, et passé trente ans à voyager dans tout le monde musulman.
Beaucoup de monde, dans ce jardin mausolée, les gens s’assoient sur les bancs, parmi les orangers. On fait de même. Reza a apporté le livre phare de Saadi, Le jardin des roses. Il nous lit quelques textes, nous explique le côté moraliste, et que Saadi a influencé notre La Fontaine – il était traduit dès le XVIIe siècle.
Nous partons ensuite vers le mausolée de Hafez. Poète mystique au XIVe siècle, lyrique, empreint d’une profondeur d’écriture exceptionnelle. Même scène que tout à l’heure sur le banc : Reza a choisi des textes qu’il nous lit, en français (il hésite un peu), en persan (et sa voix devient douce et fluide…). On plonge dans les rythmes et la musique de la langue.
Il nous laisse nous promener dans le parc, lui va faire sa prière. Il y a un tapis sur l’esplanade, des gens se regroupent, hommes devant, femmes derrière, un religieux est au premier rang. On a entendu le chant du muezzin. Ils prient là, quelques dizaines, tandis que d’autres font des selfies, discutent sur les bancs. Ici, à Shiraz, bien plus de femmes maquillées qu’ailleurs, à l’air plus libre, tuniques courtes, jeans moulants, voiles en arrière des cheveux.
On rentre, à travers les étals de livres à vendre près du mausolée – un Petit Prince en persan, l’Iliade… qui voisinent avec le Shâh Nameh (Le livre des Rois) aux miniatures somptueuses. Imagine-t-on la France célébrer ainsi ses grands poètes, dans des mausolées emplis chaque jour. Ici, les élèves apprennent encore la poésie dès l’école primaire, et tout le monde sait réciter Hafez, comme autrefois chez nous Victor Hugo, avant qu’un bouleversement qu’on ne sait pas bien nommer ait tout défait. Hafez qui même devine l’avenir : on fait un vœu, on ouvre le livre au hasard, on lit et on interprète le poème qui est censé traduire ce qui va venir dans la vie...
1 Ce livre, écrit directement en français, est paru en 2016 : La maîtrise millénaire de la terre, de l’eau et du vent en Iran, Seyed Mohammad Reza Javadi, Éditions Razbar.
En 2015
Écriture le 13/08/22